Quand loisir rime avec punir : comprendre la prison pour femmes à partir des expériences de loisirs des personnes détenues

 

Alexis Rouleau

 

Thèse en criminologie

 

Directrice : Marion Vacheret

 

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Résumé 

La littérature permet de dégager un portrait fragmenté des loisirs en prison pour femmes. En effet, les travaux existants ne se penchent généralement que sur un type d’activité et tendent à évacuer l’importance de l’environnement. Ces études positionnent les loisirs comme ayant de nombreux bienfaits; or on saisit mal le rôle ou la place qu’occupent les activités dans le quotidien des détenues et au sein de l’organisation elle-même. Ancrée en sociologie du milieu carcéral, la thèse a donc pour objectif de comprendre la prison pour femmes à partir des expériences de loisirs des personnes détenues. Spécifiquement, il s’agit de réfléchir aux sens donnés aux loisirs en prison pour femmes; de mettre en lumière leurs enjeux et de les situer dans le contexte de la prison pour femmes; ainsi que de comprendre les fonctions individuelles et institutionnelles attribuées aux loisirs en prison pour femmes. Pour répondre aux objectifs de recherche, la thèse s’appuie sur une épistémologie du point de vue situé, sur une méthodologie qualitative et sur des entretiens semi-dirigés. L’échantillon comporte 34 personnes détenues ou ayant été détenues en prisons provinciales pour femmes au Québec, ainsi qu’une informatrice-clé travaillant en détention. La théorisation ancrée a permis de traiter les données. Pour interpréter les résultats, les concepts de liminalité et de liminarité ont été mobilisés. La liminalité désigne ces situations d’entre-deux, de flou, de suspension et d’inversion en lien avec le rite de passage, le sacré et l’obligatoire. La liminarité réfère aussi aux entre-deux, quoique ceux-ci sont profanes, volontaires et détachés du rite de passage. Compte tenu de la littérature existante, la prison serait liminale alors qu’en général, les loisirs seraient plutôt liminaires. Les résultats indiquent que pour les femmes détenues, toutes les occupations – dont le travail et les programmes – peuvent être considérées comme loisirs, du moment qu’elles répondent aux fonctions attribuées à ceux-ci. Par ailleurs, ces activités sont indissociables de leur milieu. Ainsi, la prison est au coeur des loisirs, alors que les loisirs sont au coeur de celle-ci. Les loisirs sont envisagés comme liminaires, c’est-à-dire qu’ils ouvrent un « ailleurs », un entre-deux symbolique et émotionnel permettant d’échapper à la prison et de s’adapter aux privations et souffrances caractéristiques de l’institution. En effet, pour les femmes rencontrées, les loisirs auraient pour fonction individuelle de sortir des souffrances, de l’espace-temps, des dynamiques relationnelles et du contrôle. En même temps, les loisirs absorbent et reflètent certaines propriétés de la prison, se rapprochant alors du liminal. De nombreux enjeux d’accès aux loisirs ressortent et ceux-ci découlent du mode de fonctionnement bureaucratique de la prison et de son impératif administratif quant au maintien de l’ordre. Ces enjeux s’enchevêtrent, générant un sentiment d’absence de loisirs, ce qui amplifie la souffrance des femmes. De même, les loisirs seraient des outils de contrôle et de réinsertion sociale. Leur fonction institutionnelle serait donc de contribuer aux impératifs de maintien de l’ordre et aux finalités de la prison. Puisqu’ils sont instrumentalisés par l’institution et qu’ils en renforcent le caractère privatif, les loisirs en viennent à concrétiser l’omniprésence de la prison. Ils participent ainsi à la punition des femmes. En ce sens, les loisirs ne peuvent pas être envisagés comme solution aux souffrances vécues par cette population. Pour éliminer ces souffrances, il faudra aller bien plus loin que le loisir et repenser le recours à la prison.